Vous avez faim et moi je chante (Gladni ste, a ja pjevam)
Les vagabonds vont par les routes, je ne les vois pas.
Les prisonniers hurlent, je ne les entends pas.
Les affamés cherchent du pain, les gueux montrent leurs loques,
les hommes floués cherchent la vérité.
Et la terre couverte d’ivraie, la terre belle et fière,
défend sa dignité
par une souffrance obstinée.
O hommes affamés, loqueteux, floués!
Je sais bien qu’un jour
le pain sera partagé avec les songes
et la tristesse de la terre, entre nous tous
qui passons par la rivière vers un ciel nouveau
de pluies et de grains.
Viendra le moment où chaque pas du monde
fera pousser du pain. Les broussailles et l’ivraie
seront du pain et le sang deviendra du pain.
Nos cœurs seront le blé
et nos chants la pluie. Et le bruit de la meule
sera notre ultime parole.
Vagabonds du monde, vous ai-je offensés?
Vous avez faim, et moi je chante.
Mais si je cesse de chanter la tristesse
de ce feuillage lié à nous
de toute éternité par un bon
et patient dévouement,
si je cesse de chanter les branches qui naissent
les branches qu’il faut sauver,
si je cesse de chanter l’effort
par lequel il faut préserver chaque arbre
sous ce soleil, chaque cri
dans ce corps, de chanter l’effort
pour sauver la beauté,
alors seront oubliées, frères,
la fatigue du chasseur et la peine du laboureur,
seront oubliées la main
qui forgeait et la main
qui retenait les torrents,
si je cesse de chanter la tendresse,
nul homme ne connaîtra plus, frères,
le secret de l’arbre qu’on a planté,
le conte de la fleur qui a poussé
au milieu des prairies désertes.
Nul homme ne saura plus
pourquoi il est là et qui a sauvegardé
ses yeux, pour qu’ils soient le feu du monde.
Qui dira alors à l’homme
qu’il a eu faim, qu’il a été nu,
qu’il fut soldat, qu’il fut infirme,
qu’il fut malheureux,
si nous ne forçons pas la mer à hurler notre pensée
si nous ne forçons pas la terre à chanter notre soif.
Si nous ne sauvons pas notre chant du mépris de ceux
qui n’ont pas besoin de la pureté du monde.
Affamés et nus, chantez avec moi
mon chant! C’est aussi votre chant.
Si nous cessons de le chanter
le pain deviendra de nouveau ivraie
qui pousse sans pitié.
Le pain deviendra ivraie,
ivraie et sang du monde.
Vesna Parun
Ukleti dažd (La Pluie Maudite) (Obsidiane, 1990) – Traduit du croate par Borka Legras et Anne Renoue.