Le Massacre

Maximilian Volochine

Le Massacre

D’où vient que les gens, se croisant, pâlissent
Et n’osent plus se regarder dans les yeux ?
D’où vient que les jeunes filles au brassard blanc
Ont le teint de cire et les yeux cernés ?

D’où vient qu’au soir la ville se vide ?
Pour qui les soldats encerclent-ils la voie ?
Pourquoi le portail s’ouvre-t-il si vite ?
Combien aujourd’hui ? Cent cinquante ? cent ?

Où les chasse-t-on le long des rues noires,
Des fenêtres aveugles, des portails sourds ?
Le vent d’est tourbillonne, cingle, déchire,
Taillade, brûle, joue de son fouet.

Pourquoi, par-delà le Tchoumnoï, au-delà ses ordures,
A-t-on jeté un mouchoir brodé ?
Pourquoi ce papier qu’on a froissé en boule,
Pourquoi ce gant, cette croix, ce bas ?

Quel nom est écrit au crayon sur la pierre,
Quel mot gratté au clou sur le mur ?
Quelle est la voix qui aboie un ordre ?
Pourquoi les pas s’arrêtent-ils soudain ?

Qu’est-ce qui claque dans la nuit, si net et si brusque ?
Qu’a-t-on fait à la hâte puis sans un mot ?
Pourquoi, en repartant, cette chanson qui résonne ?
Qui a geint si longtemps et puis s’est tu ?

Quelle oreille a scruté les bruits dans le noir ?
Qui s’est enfui en laissant des traces de sang ?
Qui a tambouriné aux volets et aux portes ?
Une porte s’est-elle ouverte pour lui ?

D’où vient qu’avant l’aube, à la Quarantaine,
Le vent se récite à l’issue de la nuit :
« On porte à plein seaux des grappes juteuses,
On jette les grappes dans un fossé profond.

Mais non, pas des grappes — de tout jeunes hommes
Qu’on jette dans la fosse pour presser le vin,
On leur brise les os à la mitrailleuse,
La fosse, on la perce avec de gros pieux.

Le sang pressé remonte à la surface,
L’absinthe et les ronces sont pourpres autour,
Le gel a saisi les grappes toutes jeunes,
Les chairs ont jauni, les cheveux ont givré. »

Qui devant la chapelle du prophète Élie,
Pleure à l’aube, se cachant le visage ?
Qui les soldats chassent-ils à coups de crosse :
— Reste pas à chialer, — à chien, mort de chien !

Et elle, elle reste, elle pleure et pleure
Et répond au soldat, les yeux dans les yeux :
— Est-ce que je pleure sur ceux qui sont morts ?
Je pleure sur ceux qui devront vivre vieux… »

Maximilian Volochine

(1877-1932)
Féodosia (Crimée)
18 juillet 1921,
Koktébel.
Traduction du russe : André Markowicz
Éditions Mesures