Abandonné

Tandis que les corbeaux vers la ville s’enfuient…
Oh ! Ce bruissement d’ailes… Ce croassement !
Bientôt, il neigera… Avoir une patrie !
Heureux celui qui peut s’en vanter maintenant…
Et toi, tu te tiens là, immobile, engourdi !
Et désespérément, tu regardes en arrière…
Mais pourquoi, pauvre fou, t’être échappé ainsi ?
Partir à l’aventure juste avant l’hiver !
L’aventure… Le monde, cette porte ouverte
Sur un désert sans fin, silencieux et froid
Celui qui a connu la plus cruelle perte,
Ne pourra se sentir en aucun lieu chez soi…
En serais-tu donc là, visage éteint, si pâle…
Vagabond condamné à errer, pauvre hère
Attiré par un ciel de plus en plus glacial,
Comme le sont aussi les fumées des chaumières ?
Envole-toi, oiseau ! Fais entendre ton chant,
Ton chant lugubre et triste d’oiseau de malheur…
Et toi, fou que tu es, cache ton cœur saignant
Dans la glace des rires… Garde ta douleur !
Tandis que les corbeaux vers la ville s’enfuient…
Oh ! Ce bruissement d’ailes… Ce croassement !
Bientôt, il neigera… Avoir une patrie !
Malheureux celui qui n’en a pas maintenant…

Friedrich Nietzsche

Traduction Charles Jeanson.