Mille et un enfants

Pour mille et un enfants
effacés
d’un trait de haine
à l’aube muette
des peuples fous de parole

Pour mille et un enfants
jetés
dans la fosse du ciel
avec la chaux incandescente
de leurs pupilles

Pour mille et un enfants
partis
avec la panoplie des espoirs
les derniers cierges
trempés dans la ciguë du désert

Pour eux
cette prière hérétique
dans la pâleur de l’exil levant
vipère autour du cou
crachats refroidis
vomissures noires
d’ivresse sans bride
chair spasmodique
bile torve
d’éblouissements

Pour eux sans autre larme cri
funèbre cheveux arrachés
joues lacérées de cupides
pleureuses sans effets de manches rhétorique de corbeaux
grelots
tambours
fifres crotales de diables à cornes

Pour eux
sans rien
de ce qui déchire
linceul des casbahs
barbelés de couvre-feu
caniveaux de camps voués à la famine
ventre flasque de montagnes oublieuses
jadis insurgées

Pour eux
ce brouillon à déchirer
ce fœtus furtif du poème
ayant repris sa liberté
après avoir été longtemps marié au monde

Pour eux
ce gobelet d’eau
cette croûte de pain d’orge
ces quelques fleurs en plastique
ces graines éventées
d’une moisson bue par les sauterelles

Pour eux
ce talisman non écrit
remis aux vents sorciers
pour frapper de stérile démence
l’armée des minotaures

Pour eux
rien que pour eux
cette excuse du peu
cette caresse à distance
de pages noircies à contrecœur
tant l’impuissance

Qui aurait dit
que Gaza coulerait dans Alger
Soweto dans Casablanca
Et que dire de Bagdad à l’ère de Pinochet ?
Ô Beyrouth, Damas, Le Caire
ô dérive exterminatrice
de continents entrevus
par l’œil du cœur
de cités idéales
follement rêvées
quand nos voiliers inventaient le large
Et noire la nuit arabe
longue cette nuit
qui vive ?
qui vivra ?

Noire la nuit arabe
où les morts s’impatientent
où les étoiles s’oublient
dans le lit blennorragique des tyrans
où nul message ne part avec les pigeons
car nulle arche ne fut épargnée
par les dieux rancuniers
avares de miséricorde
otages de leur bras séculier

Noire cette nuit
où les voleurs de feu sont lapidés
à la lueur des baïonnettes
où la vermine rampe dans les tranchées
sur la poitrine défoncée des prophètes
où l’homme cherche à tâtons
sur le tain du miroir
l’image archaïque de sa face
La forge du soleil
n’est plus que cendres
d’un phénix abusé par le mythe
et l’océan rageur, incontinent
tient dans la paume d’une main
Quel naïf
ira croire encore à la résurrection ?

Noire cette nuit
même quand la feuille subtile
tremble à l’appel de la rosée
même quand la fourmi
traîne victorieusement vers le trou
son trésor de miettes
même quand les oiseaux s’envolent
Mais l’avez-vous remarqué
dans notre nuit
les oiseaux ne s’égaillent pas comme tous les oiseaux
ne se découpent pas en nuées libres
sur la rose des vents
ils se suivent
à la queue leu leu
tristes
accablés
soumis comme entre deux rangées de fouets

Noire notre nuit
où les seuls foyers de clarté
sont dans les prisons
sur la tombe des martyrs
ou peut-être
dans le ventre des mères
Puis plus rien
sauf l’ignominie de la bouteille
de l’herbe
d’une paire de cuisses noircies
par l’usage et le tabac
d’une vie à reculons
vissée sur le fauteuil de la boîte à images
et du dépotoir vertigineux des alibis

Nuit
à nous impartie ors de la nuit grotesque du décret

Et je t’en foutrai moi des siècles d’or. Bibliothèques d’Alexandrie et de Tolède.

Bains maures à tous les coins de rue. Asiles médiévaux où des diététiciens avant l’heure concoctaient pour leurs pensionnaires les mets les plus raffinés
pendant que des orchestres de musique andalouse donnaient un coup de pouce à la croissance des plantes et de la raison. Les maisons de la sagesse où l’on faisait parler Aristote en
arabe avant qu’il ne s’exprime en latin et allemand.

Poètes dégagés des contraintes, ayant licence pour tout : vin, mignons, polythéismes, apostasies. — Salut à toi Abou Nowas, ô premier des muezzins ! —
De la tolérance, en veux-tu, en voilà. De la justice, il n’y a qu’à se baisser pour ramasser. Omar ibn al-Khattab, Ali ibn Abi Talib qui ne se nourrissaient que de lait de
chamelle et de dattes, n’avaient pour demeure que l’ombre d’un palmier, ne se couvraient que d’une khirqa en loques. Juifs et chrétiens auxquels on laissait la vie sauve, la jouissance de
leurs biens et religions. Cours impériales où se bousculaient marchands et philosophes, médecins et astrologues. Panégyristes qu’on s’arrachait comme des royaumes aux
montagnes d’or et de pierreries. « Zih, et il lui donna mille dinars », la main de sa fille, la moitié de son trône, douze de ses plus belles odalisques à peine
déflorées, dix de ses plus rares manuscrits, cinq tonneaux de son ambroisie rapportés du paradis par des anges corrompus.

O les beaux jours ! Ô châteaux ! Même Oum Kalthoum n’est plus là pour nous faire pleurer avec Al-Khayyam sur la fuite des jours. Nos chanteurs ne pensent qu’à croquer
des amandes pour bander comme des taureaux et nous faire saliver sur les croupes éléphantesques des chikhates. Et lorsque l’intrus commet le péché originel de nous parler de
la grisaille et des misères du présent, nous sortons notre revolver. Intégristes de tous bords, unissez-vous !

Nuit
à nous impartie
longue, longue
Ô soleil
toi qui te voiles la face
et te détournes
à quand cette petite lueur promise
ce mouchoir brodé à l’intuition du printemps
ce poisson à crinière de femme qui parle
et nous tend la bague des trois vœux
à quand cette aube sans rides
où nos âmes apaisées accueilleront le sommeil
avant de se réveiller
neuves
croyantes
souveraines de vie
frémissantes de veines
sang délicieux sur lèvres et mamelons
odeur chaude du pain aux aisselles
yeux brillants au partage des eaux
et du monde levant comme une pâte

À quand l’homme
découvrant l’homme en lui
et se dressant pour revêtir ses ailes d’étoiles amoureuses
sa cape d’œillets
chausser ses sandales d’ogre repenti
enrouler autour de sa tête
le turban délicat de la vision
et sortir
de sa caverne sous-marine
pour rejoindre
tout ce qui a nom
de fraternité

Nuit
tes créneaux
tes miradors
tes rigueurs
ton foie de citadelle sécrétant le silence
ta brume opaque se vautrant sur les tombes
De quelles lâchetés tires-tu ta force ?
Nous t’avons tant chantée
croyant trouver dans ton flanc infini
l’onctueuse matrice
le suc de genèse
croyant scruter dans ta vastitude
l’embryon de la terre promise
la levée de l’être
la route aux mille puits
que notre caravane allait suivre
jusqu’aux marches du ciel
là où le Simorg
nous embraserait d’un souffle définitif d’amour

Ô nuit longue
si longue
sourde comme une casserole
Mais tiens-toi-le pour dit
nuit
pour eux
rien que pour eux
nous continuerons à ramper
sur les tessons de tes murailles
avec ce qui nous reste
du vieil instinct de notre race
avec ce bout de parchemin sacré
empêtré dans notre mémoire
avec ce bâtonnet cassé d’un rayon
à la couleur inconnue
qui nous est tombé d’une autre planète
avec la première pierre noire

Nous continuerons à ramper
de siècle en continent
de jungle en désert
d’insurrection en boucherie
de boucherie en insurrection
avec pour seul viatique
quelques billes échappées
des poches crevées de nos enfants
avant qu’ils ne s’écroulent sur l’asphalte

Pour eux
rien que pour eux
nous nous couperons le sexe maudit
et le planterons dans notre langue
nous nous crèverons l’œil
qui n’a pas su voir et prévoir
nous déterrerons le poignard rouillé de l’aïeul
et le mettrons entre nos dents
nous ferons nos ablutions avec le sang
et observerons le jeûne trois mois durant
nous laisserons pousser nos ongles et cheveux
jusqu’à la sensation de férocité
nous abattrons les arbres
brûlerons l’herbe
répandrons le sel
aux quatre coins de nos baraques
nous quitterons les plaines de l’ordre
et des manœuvres
pour nous réfugier dans les montagnes d’origine
là où le labyrinthe nous poussera
aux nouveaux nomadismes
à la faim
la soif
la nudité
les déchirements qui valent les peines
là où l’issue se gagne
à la sueur de tout l’être
là où nous serons condamnés à chercher
dans le foie éclaté des défaites
et pour mille ans s’il le faut
la clé volcanique
d’une galaxie à naître
sculptée avec les sept lettres
les sept nouveaux éléments
qui composent le mot rarissime
de liberté

Abdellatif Laâbi