La mer n’est jamais loin de moi

Jean-Claude-Pirotte
la mer n’est jamais loin de moi
(ainsi parle Supervielle)
si j’écoute la mer en moi
ce que j’entends est-ce bien elleune chanson qui me fait mal
je n’entends pas les paroles
on croirait que c’est un râle
j’entends le râle d’une folle

qui viendra mourir en moi
qui voudra mourir avec moi
j’entends le cri des marins morts
dont les ombres vont de port

en port au gué du noroît
les ombres voyagent en moi
je les entends ce sont bien elles
et la mer ce chant qui m’appelle

***

le poème non plus n’est jamais très loin
mais toujours il s’évapore et le chant
fatal de la mer lui ressemble témoin
de l’intransigeant l’inflexible penchant

des choses de la vie à se désincarner
le poème est là dans la brume et la neige
et l’ombre aux reflets qui s’évanouissent
avec une cruauté feutrée tend ses pièges

les matelots de l’illusion vont larguer
les amarres jusqu’au prochain accès de songe
et la mer se roulera dans la prose des soirs
sourde immensément aux comédies de la soif

***

mais oui, j’ai vu la mer
affirme Guillevic
nous allons au soleil
et le vent du nord pince

les guitares du ciel
sur des rochers funèbres
on joue à qui perd gagne
avec un vieux noyé

nous avons vu la mer
avaler les nuages
assassiner les anges
et les gardiens de phare

nous avons écouté
la chanson du fantôme
et nous avons perdu
le Nord avec notre âme

***

la mer m’entraîne et le ressac, Audiberti
me décoiffe et m’éponge et me tient
sous la lame où trop d’os essorés
roulent en cliquetant comme de vieux jouetsdans le bol de l’enfant l’œil vert du hareng saur
luit sourdement et la lune pauvre
observe la marée les épaves
glissent sur le varech parmi les lueurs mauves

nous allons découvrir les trésors infernaux
que tria l’oiseau pour les noces
des naufrageurs hisse hisse eho
nous tremperons nos bras dans l’immense calice

de la mer qui berça les péris et les poulpes
nous sommes les squales innocents
des rivages trompeurs des nuits louches
et sur nos lèvres l’eau c’est le rêve du sang

***

ce que nous enseigne le vent
vers les parages de la mer
c’est le secret du mouvement
des ombres c’est le passage

d’un automne liquide et sombre
et si lumineux cependant
un automne trop émouvant
nous ne savons guère qu’attendre

son retour et qu’il nous enchante
encore aux fenêtres des chambres
où nous guettons des signes vagues
parmi les grands arbres qui tremblent
et le miroitement des vagues

***

la mer chante sur la dune
tu ne comprends pas les paroles
tu marches derrière ton ombre
et tu t’étonne qu’elle danse

danseuse noire ombre souple
ombre douce sous la lune
quand tu me quitteras j’irai
me pendre ou chercher fortune
dans le halo d’un réverbère

Jean-Claude Pirotte

Poèmes extraits de Ajoie, précédé de Passage des ombres, et de Cette âme perdue, nrf / Poésie / Gallimard