de ce logement triste
que j’occupe depuis
deux ans et demi presqueau bord du vieux canal
quelquefois je promène
ma solitude en laisse
et je vois dériver
sur un reflet de ciel
la barge des années
dans un pays voisin
des juges délirants
m’ont voué à l’exil
et depuis lors je traîne
sans le sou sans métier
ma belle oisiveté
on dit : c’est un brigand
méfiez-vous du bohême
je ne sors pas souvent
je mange quand je peux
et je surveille un peu
la cuisson des poèmes
Sainte- Anne
je vis seul vous l’avez compris
dans ce deux-pièces dont j’ignore
si je pourrai payer le terme
demain (le vent soudain s’aigrit
ce fichu coiffeur du dimanche
arrache les cheveux cuivrés
du seul arbre du voisinage
et nous nous regardons navrés)
des musiques foraines graissent
le ciel bas menacé d’orage
une voix par un microphone
raccole peut-être des anges
ayant piqué dedans un vase
ébréché des fleurs inconnues
j’attends l’Ange qui doit venir
des hauts de Meuse où j’ai vécu
me cause du souci
le sort de ceux que j’aime
on ne fait pas bouillir
la marmite avec des
brindilles de poèmes
Or ne suis ni chômeur
ni assuré social
Si je suis en cavale
je ne ressemble guère
à ces arcans fameux
dont le portrait-robot
décore les gazettes
Nul fade fabuleux
n’emplit mon escarcelle
Je ne sais trop pourquoi
je fus mis hors la loi
(sans doute avais-je l’air
de qui je ne suis pas)
Ma vie est à l’envers
des jours noirs aux nuit blanches
semaines sans dimanches
hier ou demain l’hiver
n’importe quelle vie
et moi n’importe qui
Très fantômale en somme
l’allure de cet homme
Compère Guilleri
le lairas-tu mouri’ ?
dans la cuisine où je t’écris
ô plus improbable lecteur
combien me révulse l’esprit
la lèpre du papier à fleurs
des hirondelles que j’écoeure
en tiraillant les longs poils gris
de ma moustache de sapeurtels des boudins la nuit débite
les vers fades de ce sonnet
Depuis la foire jusqu’icite
le vent traîne un relent de frites
et de pipi de sansonnet
sur des débris de chansonnettes
je n’écris pas comme cestuy-
là qui triture le langage
et le désosse et le réduit
et le conchie plaisant outrage
je n’écris qu’avec une plume
et de l’encre sur du papier
vieux marteau désuète enclume
armes de poètes pompiers
tirant la langue sur ma page
je m’escrime – et souvent m’enrhume
quand les aubes gèlent mes pieds
l’orteil roide et le front en nage
comptant les pieds pompant les nuits
je me consume en ce déduit
la cuisine s’embrume
je fume beaucoup trop
d’âcres volutes bleues
vont tamiser l’ampoule
sous laquelle se creuse
le val d’un livre ouvert
tandis que le vent d’Est
rêve l’écho d’un train
il faut fermer le livre
éteindre m’allonger
laisser la nuit pensive
à mes yeux me cacher
devenir illico
le gisant d’élégie
que j’étais à vingt ans
veillé par des Maries
une côte de porc un soup-
çon de romarin (souviens-toi
des hautaines garrigues grises)
il faut de l’argent pour la soupe
oui dans le cochon tout est bon
dans les cochons sur les trottoirs
est-ce que vraiment tout est bon ?
il faut goûter à la cravate
et lécher le pan de chemise
avale en te pinçant le nez
les avanies de l’avenue
tiens tes tripes à pleines mains
et quel argent pour le libraire
si tu veux nourrir l’autre humain
qui se dandine dans ton corps
et trébuche dans ton chemin ?
tu n’as pas un maravédis
mais sur ton teppaz démodé
joue l’opus 10 de Vivaldi
(la flûte est un délicieux fruit)
Jean-Claude Pirotte,
La Vallée de MisèreLe temps qu’il fait éditeur, 1987