J’ai vécu sur terre en un temps

J’ai vécu sur terre en un temps

J’ai vécu sur terre en un temps
où déjà l’homme, avili tant et tant,
tuait par goût, non seulement sur ordre.
Sa colère et sa foi se fourvoyaient, sa vie
s’empêtrait dans les rets de l’idéologie.
J’ai vécu sur terre en un temps
où le mouchard passait pour méritant,
le meurtrier, le pillard et le traitre…
Qui gardait le silence, oubliant de vibrer,
la haine le suivait comme un pestiféré.
J’ai vécu sur terre en un temps
où devaient se terrer les résistants
qui dans la nuit mordaient leurs poings de honte.
Le pays en délire, ivre de sang, d’ordure,
à son affreux destin faisait bonne figure.
J’ai vécu sur terre en un temps
où l’on était heureuse en avortant
plutôt que d’être à son enfant fatale.
Les vivants, jalousant des morts la pourriture,
du poison secourable apprêtaient la mixture.
J’ai vécu sur terre en un temps
où le poète n’allait plus chantant,
mais attendait – qui sait ? – que resurgisse
(car par une autre bouche elle serait trahie !)
ton imprécation redoutable, Isaïe !

Miklós Radnóti

(1909-1944) – 19 mai 1944 – Traduit du hongrois par Jean-Luc Moreau