L’ombre

A André Rousseaux
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Quand je t’attendais, dans ce bar,
La nuit, parmi des buveurs ivres
Qui ricanaient pour avoir l’air de rire,
Il me semblait que tu arrivais tard
Et que quelqu’un te suivait dans la rue.
Je te voyais te retourner avant d’entrer.
Tu avais peur. Tu refermais la porte.
Et ton ombre restait dehors :
C’était elle qui te suivait.
Ton ombre est toujours dans la rue
Près du bar où je t’ai si souvent attendue,
Mais tu es morte
Et ton ombre, depuis, est toujours à la porte.
Quand je m’en vais, c’est à présent moi qu’elle suit
Craintivement, comme une bête.
Si je m’arrête, elle s’arrête.
Si je lui parle, elle s’enfuit.
*
Ton ombre est couleur de la pluie,
De mes regrets, du temps qui passe.
Elle disparaît et s’efface
Mais envahit tout, à la nuit.
Sous le métro de la Chapelle
Dans ce quartier pauvre et bruyant,
Elle m’attend, derrière les piliers noirs,
Où d’autres ombres fraternelles,
Font aux passants, qu’elles appellent,
De grands gestes de désespoir.
Mais les passants ne se retournent pas.
Aucun n’a jamais su pourquoi,
Dans le vent qui fait clignoter les réverbères,
Dans le vent froid, tant de mystère
Soudain se ferme sur ses pas…
Et moi qui cherche où tu peux être,
Moi qui sais que tu m’attends là,
Je passe sans te reconnaître.
Je vais et je viens, toute la nuit,
Je marche seul, comme autrefois,
Et ton ombre, couleur de pluie,
Que le vent chasse à chaque pas,
Ton ombre se perd dans la nuit
Mais je la sens tout près de moi…
*
Cependant tu n’étais qu’une fille des rues,
Qu’une innocente prostituée,
Comme celle qui apparut,
Dans le quartier de Whitechapel,
Un soir, à Thomas de Quincey
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Et qu’il chercha, plus tard, sans jamais la trouver,
De porche en porche et d’hôtel en hôtel…
Il le raconte dans un livre.
C’est là, que pour la première fois, que je t’ai rencontrée.
Tu étais lasse et triste, comme les filles de Londres,
Tes cheveux conservaient une odeur de brouillard
Et, lorsqu’ils te voyaient à la porte des bars,
Les dockers ivres t’insultaient
Ou t’escortaient dans la rue sombre.
Je n’ai pas oublié l’effet que tu me fis
Dans ce livre désespéré,
Ni le vent, ni la pluie, ni le pavé qui luit,
Ni les assassins dans la nuit,
Ni les feux des estaminets,
Ni les remous de la Tamise
Entre ses mornes parapets…
Mais c’est après bien des années
Qu’une autre qui te ressemblait
Devait, le long des maisons grises,
Me faire signe et m’accoster.
*
Ce n’est pas toi. C’est tout ce que tu me rappelles :
Comme j’étais triste, avant de te connaître,
Comme je m’enfonçais, avec délices, dans ma tristesse.
En marchant dans les rues, en entrant dans les bars,
En suppliant la nuit les ombres de parler,
Sans cesser d’errer et d’aller…
Mais partout il était trop tard.
Un air d’accordéon s’achevait en hoquet.
On décrochait, l’une après l’autre, les lumières
Et le passant, à qui je demandais du feu,
Me tendait un cigare éteint.
Où me portaient mes pas, c’était la même histoire.
J’allais toujours vers les sifflets des trains,
Sur un grand boulevard trouble et peuplé de fantômes.
Là, j’attendais je ne sais qui, je ne sais quoi…
Mais les trains passaient en hurlant,
Et cette attente avait l’air d’un départ.
Tu es venue pour t’en aller.
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Je t’ai pourtant conduite en ces lieux désolés
Et tu m’as dit: « Quoi que tu fasses,
C’est moi, dorénavant, que tu verras parmi tous ces fantômes.
Tu me sentiras près de toi,
Tu penseras que je suis morte
Et jamais tu ne m’oublieras. »
*
Je t’écoutais, je te suivais sous les lumières.
Il n’y avait que nous de vivants en ces lieux,
Nous seuls mais je savais que des deux, la première,
Ce serait toi qui me dirais adieu.
Et j’avais beau ne pas vouloir,
Te retenir par ta petite main,
Le cri, le roulement et la fumée des trains,
Les rails et leurs feux en veilleuse,
Le pont noir tout retentissant
Du bruit des lourds wagons entre-choqués,
Par un présage obscur déjà nous séparaient.
*
Une autre fois, dans ce quartier sinistre,
Nous nous sommes assis sur un banc, à la nuit,
Et le vent qui chassait la pluie,
Les globes des hôtels meublés,
Les marlous aux chandails humides,
Les filles qui nous regardaient
Accumulaient, autour de nous, les maléfices
Dont le cercle se rapprochait.
Alors tu t’es mise à pleurer,
À m’expliquer, sans élever la voix,
Qu’un jour tu me délivrerais
De ces larves qui sont en moi…
Tu parlais et la pluie tombait.
C’était la pluie qui te faisait pleurer,
Comme un chagrin que rien n’apaise,
Comme une peine inconsolée.
Et la ronde des ombres et des feux des maisons
Tournait infatigablement
Avec ses voyous et ses filles,
Ses bars, où les phonos grinçaient,
En nous jetant quelquefois, par la porte,
Comme l’appel d’une voix morte…
La ronde que rien ne lassait,
Tournait et m’emportait, avec toi qui es morte,
Tourne et m’emporte encore, avec tout mon passé,
Hors du temps, hors du monde, hors de tout ce qui est
Ou qui n’est pas, mais que toi, dans l’ombre, tu sais…
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Francis Carco

L’Ombre
Editions Albin-Michel, 1933