Le goût du jour

Le goût du jour

Le premier janvier à treize heures, un pigeon s’est posé sur la tête chauve de
Paul
Verlaine.

Cette année encore, il ne neigera pas.
Arthur continue de raser les murs.
II porte un sac à dos de cuir.

Le ministre du calcul mental a soufflé sous les lambris les trente-sept bougies de son centième anniversaire.

Marie a deux trous rouges au côté droit.
Elle dort.
Le menton contre la poitrine.
D’un si beau sommeil d’image peinte.

Chaque fois, je me répète la même chose : je n’écrirai plus de poèmes.
C’est déjà de l’histoire ancienne.

Pourtant, ça me reprend, cette envie bizarre, ce curieux besoin de paroles hâtives, de discorde et de bruit.

Je n’ai rien à dire, mais j’espère.
Comme si quelque chose allait se passer.
Comme si quelqu’un allait venir.

L’amour est un cargo chinois qui rouille.
Les seins des femmes portent le deuil.
Mais le noir leur va bien.

Beau temps pour se perdre en cette fin de siècle.
Nous n’irons plus au bois.
Les lauriers sont coupés.

Je ne prête cette fois aucune attention aux paroles que vous attendez de moi.
Je ne suis qu’un hoquet d’ivrogne.

La poésie est une vieille chienne qui sait prendre seule son plaisir en arrosant les réverbères.

Je compte les heures qui me séparent de ma mort. Ça me fait rire aux larmes.
Pardonnez-moi, je grince.

Je suis une porte qui bat.
Tout ce qu’il reste des maisons que j’ai pu rêver de construire.

Avec vue sur la mer et balcons de bois peint.
Le dimanche, tous ensemble, on trempait dans le thé de petits gâteaux secs.

Près de la plage, au bord du bleu…
C’est rire pour ne pas en pleurer, bien sûr, vous m’avez compris.

Le poème ?
Une vaisselle brisée.
L’héritage de grand-mère qui m’apprit à écrire, naguère, dans la cuisine.

Je suis si seul depuis sa mort : il m’a fallu noircir quantité de papiers.
Personne n’a noté cette absence.

J’écris pour oublier quelqu’un.
Comme d’autres boivent ou font la fête.
J’écris pour lui être fidèle.
C’est pareil.

La poésie, disais-je, est une vieille chienne qui aboie contre les enfants des autres.
Elle ne mord plus.

Tout cet amour qu’on n’aura pas.
Cet amour qu’on ne fera plus.
L’espérance n’est plus à la mode.

Trop de gens cherchent du travail.
Moi, je cherche mes mots.
Je collectionne les dictionnaires et les anthologies.

La fabrique de silence embauche.
Elle lait un excellent chiffre d’affaires.
On chuchote que le temps s’enfuit.

On n’entend pas crier les morts.
Ni le bruit des obus en fleurs.
La télévision marche toute seule.

Les citernes d’Afrique sont vides.
Nos pleurs de crocodiles ne les ont pas remplies.
La charité a du chagrin.

Le
Dieu s’occupe de ses affaires.
Sa soutane est d’un blanc parfait.
Il porte des chaussures de toile.

L’herbe même se demande à quoi bon reverdir.
Le paysage a pris de l’âge.
C’est curieux, autant de fatigue.

Sale temps pour l’amour en cette fin de siècle.
Nous n’irons plus à la piscine : les bassins sont vidés.

La poésie est une vieille chienne. Ça la fait rire, ces os de lapin dans les poubelles et ces puces qui la grattent.

Ça l’amuse un peu de n’être plus rien, et de jouer à faire rimer ensemble la tristesse d’autrui et la sienne.

Fumeur, ou non fumeur ?
Avec sel ou sans sel ?
Je les préfère d’un blond très doux, ou très brunes aux yeux bleus.

C’est faux, ce que j’affirmais tout à l’heure : pour une fois, je fais attention à ne dire que la vérité.

Les photographies de femmes nues sont des avions de chasse.
En piqué, droit sur le boulevard.
Arrêtées aux feux rouges.

Moi, je traverse dans les clous.
Quand trouverez-vous la cisaille qui nous délivrera de ces barbelés ?

Nous reprendrons goût au lyrisme, je vous le certifie.
L’enthousiasme nous reviendra.
Avec des cris intempestifs.

Pas celui des ânes qui vont brouter derrière l’église et qui écoutent dévotement sonner les cloches.

Celui plutôt de la mitraille et de l’explosif.
Celui qui accompagne au loin de longs convois d’enfants blessés.

Je sais de quoi je parle : je suis né un jour d’armistice.
A portée de fusil des morts.
J’ai le cœur plutôt pacifiste.

Je n’ai pas déposé les armes.
Vous voyez, je cherche mes phrases.
C’est dire que je crois encore à des choses.

Chaque fois que la nuit tombe, j’ai le mal de la lumière.
La nuit, je ne prends plus la mer.
Mon sommeil reste au port.

La poésie, je le répète, est une vieille femme qui soulève le rideau et qui observe les passants par la fenêtre.

Clouée dans son fauteuil par son arthrose et ses varices, elle regarde les jolies filles qui défilent à la télévision.

Depuis longtemps, elle ne jouit plus, et fait collection de timbres, de porte-clefs, de pin’s et de cartes postales.

Des quatre coins du monde, depuis que le monde est carré, brillant et coloré comme un verre de
Venise.

Il y a toujours de vieux fous pour lui expédier des nouvelles et l’assurer qu’ils pensent à elle de tout leur cœur.

Bons baisers de partout !
D’aucuns parlent de la clairière, de la margelle du puits, et de la clameur des grands vents.

Ils affirment qu’un dieu furtif vient parfois loger son immense amour dans une embellie de paroles bien accordées.

Ils abusent cette infirme, rivée à sa chaise de misère, qui a appris à lire dans les livres des autres.

Elle aime croire à ces choses.
Ces mots lui font du bien.
Ils rendent un joli son.
Sa vie n’est plus si grise.

D’aucuns prétendent que le poème fait se lever le jour, ou que la poésie vient à bout de l’obscurité.

C’est redire deux fois la même chose.
Qu’ils aillent donc se faire foutre !
Je n’aime pas la croyance.

Je la veux sans espoir, nue sur une chaise de paille, comme une femme qui se donne pour rien au premier venu.

Je n’ai guère de goût pour les prouesses de cirque et les cartes truquées.
Je ne fais pas commerce.

Je me contente pour mon salut de la dose d’espoir minimum qui permet à un homme de se relever le matin.

Si par surcroît les mots offrent un peu d’amour, je ne le refuserai pas : c’est une denrée rare, il me semble.

Le vrai, celui des autres qui s’en vont deux par deux dans la tiédeur d’un soir, avec des regards et des rires.

Celui-là ne se discute pas.
On voudrait plutôt l’apprendre par cœur, et le réciter à voix haute.

Comme un poème du père
Hugo ou de
Ronsard cueillant des roses dans son jardin à l’heure où la campagne blanchit.

Après tout, c’était pas si mal, ce bruit d’horloge ou de violoncelle du cœur bien accordé.

Dans une poitrine heureuse, la parole naguère rendait de beaux sons.
Parfois, on se prenait à croire.

La poésie me dit : « Ne touche pas à mes seins. »
Je lui réponds : « Evitez, je vous prie, de me téléphoner le soir.

Surtout après huit heures.
Je reprise mes chaussettes et repasse mes leçons.
Je voudrais y voir clair.

Je réapprends, seul, à parler.
Je n’aime pas que l’on me dérange.
Ma tristesse est la seule chose qui m’appartienne. »

Inutile de mentir : la poésie, en vérité, ne me demande rien.
C’est moi qui voudrais lui causer.
Elle fait la sourde oreille.

Et ma mémoire est si mauvaise que c’est à peine si je me souviens d’avoir vécu.
Je ne reconnais plus mon ombre.

J’ai dû manquer quelqu’un, ou quelqu’un a dû me manquer, sans même que je m’en aperçoive, à l’arrêt de l’autobus.

Pour trouver si peu de goût aujourd’hui, à ce qui m’entoure, si peu de choses qui vaillent la peine.

A moins que ce ne soit le monde qui ne ressemble pas aux idées que l’enfant que je fus s’en était faites.

J’ai renoncé et j’ai vieilli, ne voyant plus passer les heures, mangeant vite et dormant profond.

Ma vie même ne m’appartient plus.
J’ai oublié d’être quelqu’un.
J’attends celle qui me prouvera le contraire.

Le cœur nu comme un ongle.
Du sparadrap collé aux lèvres, mon amour essaie de chanter.
Sa grimace ne rend aucun son.

Adieu marines et beaux dimanches, le souvenir des cahiers neufs.
Manteau rouge de la petite fille.

Seule à la sortie de l’usine : un oiseau de faïence sur la cheminée, mais pas de quoi en faire un plat !

C’est curieux, ce besoin d’en repasser périodiquement par une sorte de galimatias pour se baigner dans la musique !

De la prose, encore de la prose : la poésie viendra plus tard, avec le petit camion noir, les chrysanthèmes et les couronnes.

Les mots se chargent de la mort, pour la vie on se débrouille seul.
Les oreilles d’autrui sont distraites.

J’ai l’âme un peu humide et le cœur plutôt sec.
Je ne porte pas encore de lunettes.
Mes deux tempes ont blanchi.

Je nage comme un poisson perdu au fond d’un bois, un morceau de pain dans la soupe, un caillot de sang dans un cœur.

Je touche la nuit avec les doigts.
Chaque matin je caresse le ciel quand ses paupières sont encore chaudes.

J’aime les buvards, les bouteilles d’encre, la mémoire qui fait mal et les étoiles filantes.

J’aime l’amour de
Marie : notre vie somme toute n’est pas si monotone.
Nous nous aimons souvent dans des pièces vides.

D’un jour à l’autre, on se répète : «
Je voudrais être une phrase nouvelle, avec des mots pas encore dits ».

Je rouille comme un cargo chinois transportant de la trinitrine sur les eaux vertes du
Pacifique.

Et cent vingt mille tonnes d’apparences paisibles à échanger contre l’uranium enrichi d’un simple cri de joie.

Avec un accent circonflexe, juste au-dessus du
A majuscule du mot amour.
Je suis sûr que mon âme, alors, se sentirait mieux.

Tirer, tirer sur l’élastique de la mélancolie : qu’il claque entre mes doigts.
Que le ciel pousse un cri !

Les oiseaux, pour leurs chants, ne touchent qu’un bien maigre salaire.
Pas de quoi nourrir la nichée.

Avec tous ces impôts en plus, payés cash sur le bleu, pour venir en aide à la solitude nocturne des étoiles.

Les bas noirs ont filé.
La robe de bal se mite.
L’or des vieux bijoux se ternit.
La poésie, pourtant, a de beaux restes.

Devant la glace, elle se maquille et fait semblant : « Miroir, dis-moi que je suis toujours la plus belle ».

Elle rêvait de changer la vie, elle se contente un soir de déplacer les meubles.
Elle reprend son journal.

C’est fini, calmez-vous.
Vous ne sentirez rien.
Vous allez doucement vous séparer de votre corps.

Encore une tasse de thé ?
Un carré de chocolat ?
Une dernière cigarette ?
Mais quel est donc votre parfum ?

Le temps s’est un peu radouci.
Avez-vous vu ce pigeon blanc qui s’est posé sur la tête chauve de
Paul
Verlaine ?

Jean-Michel Maulpoix