Huit

I

La phrase s’est posée au bord du jour. Elle ne l’atteint pas. Elle l’attend. Mais rien ne bouge.

On regarde ses doigts. On voit les ongles tachés, la lumière. On voudrait en dire plus.

On voudrait compter, ajouter le chêne à la montagne, la lampe au buisson

Sans jamais obtenir le même résultat. On pourrait aussi faire semblant de ne pas entendre

Ce qui se remet à parler. On dit : ça y est, ça recommence. On tourne la page.

On entend couler la voix comme une eau souterraine. Dans quel sens, on ne sait pas, mais elle coule.

Tantôt elle s’éloigne, tantôt elle se rapproche. Le plus souvent elle est là, à égale distance

Avec ses images obscures. Quand elle se tait on reste comme sans bouche, seul avec ses mains.

II

Le jour se pose dans les feuilles, sur le dossier, sur le pied. On croit qu’il s’arrête, mais non,

Il continue à se poser, sur le tapis, dans l’herbe, sous la terre, dans le noir. Il devient la nuit.

Et la nuit alors monte dans les pierres, l’écorce, les pétales, elle continue à monter

Des ramifications du bas à celles du haut, dans les branches, sur le toit dans l’obscur et ses feux. Et elle devient le jour.

Du jour à la nuit et de la nuit au jour, c’est le même mouvement, la même inaltérable lenteur.

Toujours on reste au bord, à guetter. On a les yeux dans l’oreille, l’oreille dans les doigts

Et dans les doigts l’imperceptible
ce qui n’est ni jour ni nuit mais le passage de l’un à l’autre,

Ce qui n’est même pas le passage, puisque ça vient, ça s’éloigne, ça revient, ça ne s’en va jamais.

III

On retrouve la patience des choses minuscules, le silence émietté des fourmis.

On retrouve un peu de sable dans les poches, une enveloppe déchirée, un bol vide et un ongle.

On se demande ce qui les tient ensemble dans la même attente, ce qui les fait soudain sortir de leur image,

S’approcher sur le bord du soir, se serrer, se confondre dans les yeux.

On se demande. On n’a pas de réponse. On reste dans l’éblouissement vert et bleu où rien ne bouge.

On regarde la face de pierre dériver sur les choses, l’ombre et la chaussure balancée.

On sait qu’on s’approche mais qu’on n’atteindra rien que cet instant lumineux,

Avec le tronc du noisetier si net qu’il ressemble à un regard. Avec autre chose aussi. Un bruit de porte, mais rien qui vienne.

IV

Le ciel est une page. Une grue y trace son signe. Les lanternes s’allument, le temps tombe des arbres.

On retrouve l’entre jour et nuit, cet instant d’équilibre où le visage devient son ombre.

On tente de se faire léger, si léger que le corps ne serait que la chaleur dégagée par le soir.

On flotte, on se disperse, on va s’effacer. Reste un peu de ciel trop pâle pour écrire et l’eau qui tremble.

On croit attendre et on est attendu. Par personne en particulier : par le rouge, par le mauve, par le cri

Par ce qui vient, qu’on ne peut pas voir mais qu’on entend, là, tout près, comme un souffle,

Comme un silence bruissant, un rien qui bouge. Par l’obscur de plus en plus épais.

On y entre et c’est une encre. Celle du ciel où plus rien ne se trace. Où seuls clignent les feux immobiles de l’oubli.

V

On se remet à compter parce qu’on sent venir la fin. On a des doigts plus qu’il n’en faut.

On compte l’aube l’aurore, le matin et midi. On y ajoute sieste, soir, crépuscule et nuit

Le compte y est. On recompte. On dit : c’est le jour. c’est un autre. Dans le retour,

On ne sait plus si c’est la nostalgie des choses qui ne sont plus ou l’éclat des choses qui commencent.

On voit soudain pâlir puis renaître dans la lumière la lumière. On voudrait bien, mais c’est trop tard.

Le noir est là, sur la vitre. On ne sait plus ce qu’on cherche. Oui, le temps de compter est venu.

Les chiffres tombent comme la pluie, tout doucement, avec un bruit de souvenirs. On croit que c’est avec eux qu’on compte,

Mais ce sont eux qui comptent. Ils font une rumeur humide entre les lèvres et dans les yeux.

VI

Parfois, on n’entend plus rien. Les nombres sont ailleurs. On les cherche entre les dents, sous la langue.

On reste avec les choses : le pot, la boîte, le radiateur, la carafe. On énumère, on ne compte plus.

La lumière fait un rectangle sur le mur. On voit des ombres. La tasse brille. On voudrait compter encore.

Pourtant dire les chiffres n’est pas compter. Le compte est entre, comme entre une marche et l’autre, le glissement du pied.

Mais le pied ne touche pas le sol. On ne sait plus quoi ajouter. Le jour s’approche, hésite, s’arrête.

On le voit faire signe, de loin, luire sur le métal, sur le verre, sur le bois. Avant d’être venu

Il se retire. On n’a pas su le garder. On aurait pu compter. On aurait dit : il est là, entre deux et trois.

À présent, il est trop tard. La voix ne sait plus non plus sur quoi s’appuyer. Elle parle peut-être. On l’entend à peine.

VII

La voix vibre. Comme en soixante-trois. On se souvient. On fait un rêve. Tout fait un rêve.

Le bleu est plus profond que dans le souvenir. Le tronc y inscrit le rêve de son feu rêvé.

Des poires se détachent et tombent. Bruit mat. On les compte un peu puis on oublie.

On rêve dans l’image avec les feuilles et la face de pierre, le champ et la citerne.

Un instant, on croit y être. L’air est plus limpide, les formes plus vives.

Dans le rêve, il y a aussi des foules, des rires, des cris et des insultes. La nuit et le jour se confondent.

On voit venir un immense regard. Dans le rêve, il n’a pas de limites. On compte encore.

Des visages, des sourires, des mains. Dans le poème, on compte aussi. On retient sept, il reste un.

VIII

Le huitième jour est le dernier. Ainsi en ont décidé les nombres. On compte une dernière fois.

L’ombre du chêne, la montagne et le champ, la clôture et le ciel, les deux pieds et la tasse.

Quelque chose insiste. Entre la chaise et le genou, et sur les yeux, l’éblouissement vide.

Là, ce qui vibre. Une sorte de souffle ou d’air qui bouge. Un vacillement

Ou miroitement, comme sur une eau sans image. On est comme au bord, à regarder.

On répète huit pour conserver un peu de cet oubli qu’on est déjà. On fait signe

Une fois encore. On montre du doigt ce qu’on ne peut pas voir. On fait : chut ! Écoute

Plus un bruit. Peut-être le sang. Le jour s’arrête. On pose huit, on ne retient rien.

Jacques Ancet