Poème de la fin

Poème de la fin

ce qui meurt
nous reste
sur les bras
mais nous
on n’a rien à voir avec la mort
c’est elle qui vient
nous serrer
du dehors
seulement un jour de plus
au bout d’un jour
au jour le jour
ainsi
des années durant
l’apprivoiser
simplement et sans bruit
elle se tait et croît doucement
même au soleil
d’une journée de printemps
dans le remuement des corps
lui faire sa part
la banaliser autant que possible
pour parvenir à croire un peu
qu’elle fait partie des choses
et que cela est bon
ainsi
au moins
tout le monde sait ce que cela veut dire
il est mort
c’est simple
elle recule encore
plus au fond
et nous ne verrons guère les visages
que par accident
remous
un pas lourd un rire une poigne
puis
un peu d’eau ou de temps
recouvrent le peu
puis
rien
mais de façon presque claire
on entend ce qu’on ne voit plus
tomber profond
loin
dedans
on rôde autour d’un manque
une zone devenue d’ombre
vite
cela tient mal à la mémoire
on reste autour du creux
les bords s’éboulent dedans
bientôt on ne verra plus
qui pleure
on dort avec elle au fond de soi
comme un chien roulé en boule
on sait que montera un jour ou l’autre
un vent de terre
et on attend les yeux ouverts
un corps infusé d’encre
une éponge gorgée
et dans la bouche la terre
au lieu des mots
les mots pesant enfin leur poids exact
terre et corps
dehors et dedans
et plus rien d’autre
que de l’herbe ou des arbres
d’ordinaire
les choses vont
et nous aussi
nous allons avec les choses
c’est clair
mais parfois il y a ce qui s’arrête
ou s’abat
en bloquant
et on est brutalement à nouveau
où il faut rire
fou
tout seul
on racle encore
entre le mensonge ancien
et ce qui vient
on a du mal à rester debout
à la fin
qu’est-ce qu’on a donc à voir avec la vie
la mort
on bouge avec ce qui bouge
on se tait avec ce qui reste
il n’y a pas grand-chose d’autre

Antoine Emaz, C’est Deyrolle, 1992.