Maison près de la mer

Que désire la poitrine de bronze
la mer enfourchant son beau coursier ?
Je ne veux pas que les rues soient si courtes
Je les veux profondes et pudiques
aussi longues et séduisantes
que des entrailles éparpillées au vent
Je veux seulement
juste pour un moment
caresser la blanche écume avec mon oqal*
alors que j’appareille quelque part
sous une pluie maussade
voir mon pays affamé
s’éloigner de moi
fleur après fleur, arbre après arbre
voir la pauvreté, le patriotisme et l’égalité
des hublots du bateau
pendant que des oiseaux d’eau nonchalants
pondent sur mon chapeau
et allument ma cigarette tordue par le vent
.
Je ne veux ni d’un père agitant vers moi sa cape
ni d’une amante croassant comme un corbeau
Je veux partir ainsi
démuni et paresseux
Chaque année je ferai un pas
et pour chaque génération, j’écrirai un mot
.
Il est temps de déchirer quelque chose
violemment appareiller sous une pluie maussade
pas comme un aventurier
enveloppé d’une trombe de valises et de fleurs
mais comme un ignoble rat
aux yeux larmoyants
qui se réveille effrayé
chaque fois qu’un bateau hurle
et que ses lanternes s’allument
tels les yeux mouillés des hyènes
.
Ô trottoirs magnifiques d’Europe
pierres couchées depuis des millénaires
sous les manteaux et la pointe des parapluies
y a-t-il un petit nid pour un bédouin d’Orient
portant son histoire sur le dos, tel un bûcheron ?
.
Non…
je n’émigrerai pas sous les étoiles
je ne foulerai pas de mes souliers tes vagues pures
Je resterai à l’arrière du bateau
pour ronger son bois comme de la chair
L’une après l’autre je traverserai tes vagues sur le bout des ongles
.
Je construirai des nids sinueux entre les vagues
aussi profonds et sinueux que des ruelles
Je m’y protégerai des tempêtes
et des rugissements du vent
Des vagues antiques je me ferai un oreiller
Je dormirai tout habillé, avec mes chaussures et mes cahiers
jusqu’au matin
.
J’ouvrirai de larges routes pour l’errance
et les borderai
d’arbres et de sièges vides
Je chercherai un petit poisson
aux yeux de miel
Je chercherai ses seins avec mes doigts
et je l’épouserai
à la lueur de la lune et du brasier des boucheries
Des veines de l’eau je lui ferai une longue chevelure
et des yeux des anciens marins
une poitrine aux seins arrondis
Pour lui j’écrirai des poèmes
et nous nous promènerons dans les profondeurs de la mer splendide
à la façon des amoureux dans les marchés
Et sous les nuages bleus des marronniers
parmi les hurlements des nègres
le crissement des seins sauvages
alors que la mer me fera ses adieux, soupirant et toussant
comme un fumeur invétéré
je plongerai avec mes écailles vers les îles et les jungles
où les larmes des aigles s’amoncellent ainsi que du limon
et où les paroles fauves
pendent des arbres comme des figues
Je ne m’ennuierai pas là-bas
à me pavaner comme un paon
dans les chambres des braises ardentes
où ma sueur coulera sur les valises
et les tresses des voyageuses
dont je porterai les enfants à l’orée des îles
presserai les petits seins des épaules et du dos
soulevant mes cahiers rustiques comme une épée scintillante
à la face du monde entier
La nuit venue
quand les vagues sont des tombes obscurcies
et que le sang des captifs coule sous les voiliers couchés
je me dresserai sur une haute vague
comme un chef du haut de son balcon
et je crierai :
je suis seul, ô mon dieu

NdT ► * Oqal : cordelette ; élément de la coiffure masculine des pays du Proche-Orient.

Mohamed al-Maghout, La joie n’est pas mon métier [Orphée La Différence, 2013]
Traduit de l’arabe (syrien) par Abdellatif  Laâbi