Fragments d’une genèse oubliée

Fragments d’une genèse oubliée

(extraits)
J’ai appris à lire et à écrire
J’ai appris à lire et à écrire pour mon malheur

Que disait le texte
gribouillé dans la langue oubliée
maudite ?

Seul l’évadé pourra le déchiffrer

Tends-moi la main ô mon frère proscrit
Je n’ai pas ton courage
car j’ai encore peur pour les miens

J’ai peur de ne trouver auprès de toi
qu’un paysage minéral
sans la caresse de l’amie
ni la fille prodigue du raisin

J’ ai du mal a quitter
ce qui me tait mai
et me dresse contre le mal

Frère
tends-moi la main
non pour m’attirer à toi
avec ta violence légendaire
mais pour m’offrir la clé
dont tu n’as que faire

Toi
tu es libre maintenant

Dégagé de la connaissance
et du sens

De la lutte
et de la représentation

De la vérité
et de l’erreur

De la justice des hommes et des dieux

Dégagé même de l’amour
et de la ménagerie des désirs

Tu manges peu
et bois à peine

Tu ne redoutes plus les yeux inquisiteurs

L’apaisement t’indiffère

Tu n’attends plus du soir
le supplément d’âme de sa musique
et de l’aurore
ses promesses rarement tenues

Ta couche
c’est là où te surprend le rêve
où tu te meus avec des ailes ou sans

Un coin frais
derrière une porte
sur un banc
tout lieu est le lieu
où viennent s’offrir à toi les prémonitions
d’une vie
que l’on n’a pas besoin de vivre
pour en être rempli

Qui aurait l’idée de t’enseigner
de te convaincre
toi qui as cessé de vouloir convaincre
et ne parles
que pour les reptiles facétieux de ta tête

Qui pourrait t’en vouloir
toi qui as renoncé à tout ?

Abdellatif Laâbi

(Maroc)