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Charles Juliet en ses rencontres

Charles Juliet (Photo Sylvia Villerot)
Charles Juliet
(Photo Sylvia Villerot)

Vaste, peuplé de découvertes et rencontres artistiques : tel est l’univers de Charles Juliet. Immense serait la tâche de relater ici, le nombre impressionnant d’auteurs, poètes, philosophes, peintres, sculpteurs, photographes, musiciens, qui, tout au long de sa vie, ont croisé son chemin – à moins que ce ne soit Charles Juliet lui-même qui soit allé au devant d’eux – comme Madeleine Charbonnier, dont il possède quelques tableaux, ou encore Michel Leiris qu’il rencontrera à Paris pour la première fois le 31 octobre 1956 au Musée de L’Homme. Il nouera des liens avec le sculpteur Maxime Descombin en 1963, grâce auquel il cheminera moins seul : « Quand on est porté à remettre en cause beaucoup de choses, on se retrouve forcément à l’écart. » Conjointement il lit la correspondance de Van Gogh à son frère Théo : « La rencontre avec Van Gogh ne pouvait que m’écraser. Je mesurais toute la distance qu’il y avait entre cet homme, ce qu’il avait réalisé, écrit, et mes balbutiements… »

Besoin de rencontres avec des créateurs

Charles Juliet a toujours éprouvé le besoin de rencontrer des créateurs qu’il admire, et de recueillir des notes dans le but d’écrire des livres-témoins de ces moments passés auprès d’eux. Certains de ces artistes se connaissent, s’apprécient, s’admirent et se soutiennent, formant ainsi une chaîne de liens invisibles et indéfectibles qui l’entourera pour l’aider à avancer, lui qui est dans une période de recherche, comme affamé, sachant qu’une seule voie est possible celle de « dissoudre le moi pour laisser advenir le soi. »

Ainsi, lui en aura-t-il fallu de l’audace et de l’énergie, sans parler de la nécessité de surmonter sa timidité et son angoisse, pour aller, en 1968, au-devant d’un auteur aussi silencieux que Samuel Beckett. A propos du premier rendez-vous, il dira qu’avec lui « le silence est tel qu’il pourrait quasiment se solidifier. » Beckett dont il dit aussi qu’il « répondait toujours très gentiment à mes questions. » Il éprouvera le besoin de s’en éloigner par la suite : « J’avais besoin de me libérer de l’œuvre et de l’homme, » soulignant que, selon Beckett, il semblerait qu’il n’y ait pas d’issue alors que pour lui au contraire : « l’écriture a représenté cette issue, elle en a été le support, le réceptacle. »

Traversée vers la lumière

Et de noter ici que, tel Beckett, Charles Juliet pourrait faire sien ce constat du Prix Nobel : « Jusque-là, j’avais cru que je pouvais faire confiance à la connaissance, que je devais m’équiper sur le plan intellectuel. Ce jour-là tout s’est effondré. J’ai écrit Molloy et la suite le jour où j’ai compris ma bêtise. Alors je me suis mis à écrire les choses que je sens. »

Une longue traversée vers la lumière. En silence. Là est pour Charles Juliet le cœur de son travail d’écrivain, c’est-à-dire là où palpite la vie intérieure avant tout. Là où est le vrai, la source.

C’est ainsi qu’il avait rencontré en 1964 le peintre Bram Van Velde avec lequel une longue histoire d’amitié se nouera. De ses nombreux échanges avec Bram, Charles Juliet notera inlassablement les propos du peintre et publiera Rencontres avec Bram van Velde.

 « Quand j’allais le voir, j’étais plein d’admiration pour lui, et je ne voulais pas laisser intervenir ce que je vivais personnellement. Je m’annulais en sa présence. Bram van Velde était quelqu’un qui vivait dans l’exigence permanente de la recherche du vrai, » et l’écrivain de se souvenir encore de « la secousse » reçue : « Un jour Bram m’a dit : On doit le reconnaître, l’art n’a que très rarement servi le vrai. »

En ces mots de Bram Van Velde disant : « Oui, j’ai tout quitté. C’est la peinture qui l’a exigé. C’était tout ou rien, » et encore : « Je ne fais que chercher la vie. Tout ça échappe à la pensée, à la volonté. » Charles Juliet ne pouvait que se reconnaître.

Dans cette aventure où le découragement, l’espoir et le désespoir s’imposaient pour se concentrer sur sa tâche, et ne plus se dédier qu’à l’écriture, Charles Juliet prend conscience qu’« à trop vouloir être, j’ai oublié de vivre. »

Lors des fouilles dans sa mémoire et inconscient, il était inévitable pour Charles Juliet qu’il trouvât dans des œuvres d’époques et d’horizons différents une expérience commune.

Ainsi lui, le « volontariste » comme il se définit, apprend la nécessité du « non vouloir et du non savoir, » selon le zen, le bouddhisme et le taoïsme. Il lit les mystiques mais surtout les penseurs orientaux et extrêmes orientaux tels Krishnamurti : « Seule l’humilité mène à la connaissance. »

« se livrer tout en se délivrant »

« Finalement l’art, dont on dit souvent qu’il est un divertissement, est au contraire une manière de se forcer à voir, à voir les choses essentielles qui font peur et dont on se détourne. L’art est cet affrontement… Van Gogh, Cézanne, Hölderlin, Rimbaud, d’autres bien sûr nous entretiennent constamment de ce combat qu’ils ont livré ».

Si écrire « c’est se délivrer, se livrer tout en se délivrant… Il faut avoir le courage de se livrer… Il faut accepter de se livrer, le faire avec détachement, humilité, sans forfanterie, sans se croire exceptionnel, sans se croire minable. » C’est que Charles Juliet se sent très proche du poète Hölderlin, à propos duquel il a écrit une pièce de théâtre.

Certes Charles Juliet ne sombrera pas dans la folie, mais il a été happé par des moments de dépression et de dénigrement de lui-même au début de sa vie d’écrivain.

Ce n’est pas de réaliser une étude de plus ou une analyse de l’œuvre de Hölderlin qui occupera Charles Juliet, mais plutôt une pièce de théâtre dans laquelle « trois amis et sa sœur égrènent des souvenirs, retracent sommairement son parcours, nous aident à imaginer l’homme qu’il était. » Ainsi Un lourd destin sera mis en scène par Roger Planchon et sera représenté entre autres villes à Bordeaux où Hölderlin a vécu.

Proximité avec Cézanne

Mais selon Charles Juliet, l’artiste dont il se sent le plus proche est de loin Cézanne, car le peintre « a travaillé en lui-même jusqu’à quarante-cinq-cinquante ans pour parvenir à cette perception directe de soi. »

Comme Cézanne, Charles Juliet exprime son besoin de trouver l’équilibre entre rigueur et lyrisme, entre le rationnel et la sensibilité. Et ainsi « L’art est avant tout sensation, sentiment, émotion. Il peut bien sûr véhiculer des idées, mais avant toute chose, il doit faire passer une émotion, la sensation de la vie. Écrire c’est concilier ces exigences. »

Dans un texte-lettre édité en 1997 chez Flohic, Un grand vivant : Paul Cézanne, l’écrivain mûr se reconnaît dans le peintre, dans un face à face émouvant et troublant. En s’interrogeant sur la création Cézanne dit : « Je veux être simple. Ceux qui savent sont simples. » Et Charles Juliet de lui répondre en écho : « C’est par la connaissance de soi qu’on accède à la simplicité, ce sommet vers le haut duquel on ne cesse de se hisser. Plus l’être s’est clarifié, unifié, et mieux il sait vivre et voir, et penser, et œuvrer. »

Sommet ou gouffre ? Hauteur ou profondeur ? Là où jaillit la source – terme très souvent utilisé par Charles Juliet – là se trouve l’énergie, la vie, la connaissance de soi.

Entre Cézanne et lui cette même rigueur dans le travail, cette sensibilité à vif, l’observé et le recréé toujours aux prises avec les doutes, et surtout ce refus de l’ego.

Être limpide avec soi-même

Ceux qui prétendent que Charles Juliet n’est préoccupé que de son narcissisme sont ceux-là même qui n’ont jamais pris le temps nécessaire de le lire. De le lire patiemment en profondeur. Car si l’on commence notre lecture de son œuvre par son Journal, alors oui, il nous faut cheminer lentement avec l’auteur en quête de soi, même s’il n’y a pas de chemin. Et parfois vaciller avec lui, tant le travail auquel il se soumet et contre lequel il ne peut rien est douloureux et non sans risques.

Et si Charles Juliet estime que parfois il a pu être trop péremptoire dans ses propos, ou trop fétichiste de l’absolu, il est limpide avec lui-même : l’homme est apaisé et reste cet humble défricheur qui « pendant des années, a manqué de patience » alors que « maintenant je sais mieux m’attendre. »

Et de rappeler ce que les peintres lettrés de la Chine ancienne appelaient « L’art sans art, c’est-à-dire un art affranchi de toute intention, de tout vouloir, où la connaissance de soi étant en sommeil, le cœur, la tête et la main travaillent à l’unisson. »

Même lorsque silence, solitude, souffrance précèdent l’écriture voire s’imposent à Charles Juliet, il tient à évoquer ses rencontres avec des anonymes, avec ses lecteurs, avec des lycéens et il est moins distancié qu’il n’y paraît.

Être attentif. Car l’écrivain a cette vertu de pouvoir proposer des mots à ceux qui n’en n’ont pas, or « Il y a des êtres qui sont attentifs. Un texte peut les rencontrer et faire qu’ils se sentent moins seuls. »

Remonter à la source

De même que le goût pour la musique et surtout pour les voix procurent à Charles Juliet un sentiment d’unisson et toujours ce même besoin de remonter à la source afin de déplier ce que cela livre de l’être qui parle, qui joue d’un instrument, qui chante. Et d’évoquer le blues, le jazz « surtout des solos »,  en passant ainsi de John Coltrane, Stan Getz et Miles Davis, qui cherchait « la note parfaite, » au flamenco et le Cante Jondo et le duende évoqués par Federico Garcia Lorca. La musique doit procéder de cette même exigence de quête du vrai, ce qui touche, ce qui vibre.

La voix, elle, si elle est accordée c’est parce qu’elle provient du centre, elle est imposée par le souffle, et elle jaillit de la source pour traduire l’âme en musique.

On comprend que Charles Juliet soit si sensible aux voix tout autant qu’aux regards. Il a été lorsqu’il était un nourrisson, soustrait à son environnement, à sa famille d’origine, du fait de la grave dépression maternelle et du traumatisme que cela a suscité. Même s’il fût un enfant choyé et heureux dans sa famille de substitution, l’empreinte de la voix originelle, celle qui fut source de vie est ancrée en lui. De même que sa peur viscérale d’être abandonné, oublié a été omni présente. Il n’a pas eu d’autre choix que de suivre sa voie en creusant, labourant.

Accepter la perte originelle

JulietTrouver « cette voix qui parle-écrit, » c’était avant tout accepter la perte originelle et « d’entendre sourdre le son de sa voix dans “ce pays du silence, poème bouleversant où Charles Juliet est nu et sans artifices, tel le juste-né, qui déjà est dans la nostalgie de la séparation originelle et subira la culpabilité et la mélancolie d’être de trop, celui par qui le drame arrive, croyance terrible qu’il lui faudra abattre de toute son énergie, celle de la pulsion de vie, de cette source à trouver en soi.

« Vides/ vos regards et vos mots/inerte et froide/la main que vous me tendiez/puis vos voix s’éteignirent/vos visages/disparurent […] un jour/ ne plus être l’enfant/ maudit / ne plus avoir / à traquer la mère. »

Ce chemin qui « n’a pas de terme », c’est celui d’Antonio Machado dont il admire autant la poésie que l’être profond et qui le bouleverse en raison de l’issue tragique de l’exil imposé par Franco « Caminante no hay camino/el camino se hace al andar. »

Ce n’est pas parce qu’il serait aux prises avec un ego aveuglant que Charles Juliet a fouillé sa part obscure de ce désir impérieux d’écrire. Il s’est nourri, il se nourrit encore, de l’art sous toutes ses expressions.

Comme il a dû parfois s’éloigner de certaines œuvres parce qu’elles l’écrasaient trop où risquaient de le faire vaciller dans la noirceur, alors qu’il ne tendait qu’à rejoindre la lumière avec « ces mots que j’enfante/et qui me donnent le jour » écrit-il, Charles Juliet se trouve aujourd’hui sur notre route.

Nous pourrions ne pas le voir tant il est discret et que sa voix est basse, tant il n’est pas dans la posture de celui qui sait et qui veut assener des vérités.

Pour le rencontrer, il nous revient d’être attentifs et de ne pas être pressés, d’attendre à accueillir ses mots et le silence entre les mots qu’il nous transmet en toute humilité.

Si pour lui la lecture, un livre peut-être « un grand choc amoureux » et il a pu l’éprouver avec ce « livre de la compassion » : Louons maintenant les grands hommes de l’écrivain américain James Agee, alors nous ne saurions détourner notre chemin de l’œuvre si intime et universelle de Charles Juliet. Œuvre qui nous transforme et ne nous abandonne pas, qui nous travaille et ouvre des portes, qui ne nous guide mais, au contraire, nous éclaire en nous laissant libre de cheminer à notre rythme.

Véronique Cotet-Chastelier