Culture
Culture –
le 6 Juin 2013
Littérature
Frank Smith, la poésie se forge à
l’épreuve du plomb
Avec Gaza, d’ici-
là et États de faits, l’auteur de Guantanamo questionne la possibilité
de dire le monde au moment où il est urgent de le faire.
États de faits, de Frank
Smith. Éditions Al Dante. 174 pages, 17 euros. Gaza,
d’ici-là, du même auteur. Éditions de l’Attente. 86
pages, 9,50 euros. «On dit » : en deux mots se
lève tout ce qu’implique la volonté de savoir, de comprendre,
contrainte qu’elle est d’en passer par les mots. « Que dit-on ? » et
« Peut-on dire ? », deux façons de mettre en doute le langage en ses
effets et ses possibilités mêmes. Autrement dit, le but que s’assigne,
depuis toujours, la poésie. Que ces questions surgissent dès les
premières lignes d’États de faits et non au détour d’un développement
d’un essai de poétique ou d’une enquête journalistique ne devrait pas
surprendre quand on connaît le travail de Frank Smith.
Tenir au plus haut le doute quant à la possibilité de dire en
se donnant pour tâche de dire le monde, tel qu’il est, tel qu’il fait
scandale, c’est là le projet de l’auteur de Guantanamo : « On dit :
“J’ai vu, j’ai tout vu” », par quoi commence États de faits, résume on
ne peut plus concrètement cette attitude. Difficile de savoir qui
parle. Un témoin, un journaliste, un officiel. Il s’agit de rumeur, de
propos rapportés, ou même de ce sujet indéfini qui prend toute la place
des dépêches. Mais « on apprend » très vite qu’il s’agit d’un pays
dirigé depuis plus de quarante ans par un dictateur, chassé par une
révolte venue des provinces de l’Est. Comment l’impression peut-elle se
préciser ? Certainement pas à l’aide de détails contenus dans le texte,
qui ne donne aucune indication géographique, chronologique,
biographique. Les propositions, portées par un « on » interchangeable,
circulant entre les camps, sont des éléments de discours qui peuvent
être tenus par le dictateur lui-même ou ses opposants, ou des
journalistes sur le terrain, des diplomates, des analystes. De leur
juxtaposition, de leur confrontation, émerge d’abord une sidération du
sens. Ainsi, le premier chapitre s’ouvre par une série de phrases :
« On tient un discours halluciné par téléphone / On prétend que les
manifestants prennent de la drogue distribuée par des agents de
l’étranger / On martèle / On exhorte… » manifestement attribuées à
Kadhafi. Il est immédiatement suivi par un autre : « On est soumis à
l’absence de communications / On ne peut se parler d’une agglomération
à l’autre ou appeler l’étranger… » qui porte, semble-t-il, la parole
des insurgés. Concurrence des discours, mais aussi mise à distance de
celui du pouvoir par des mots comme « halluciné » ou « prétend ». Plus
loin, tous les vers se termineront par un lancinant : « On est le
peuple. » Les états de faits sont donnés pour ce qu’ils sont : de purs
actes de langage. C’est cette matière, trompeuse et rebelle, qu’il faut
travailler : « On se fie aux phrases, on ne compte pas sur les mots. »
Tout un programme.
Serrer les faits de près
Gaza, d’ici-là, paru en même temps qu’États de faits, s’appuie
sur le rapport de l’ONU sur l’opération « Plomb durci » menée par
Israël fin 2008, début 2009 à Gaza, dit « rapport Goldstone ». Le
parti, là encore, est simple. Serrer les faits de près en produisant
toute une série de récits basés sur les témoignages recueillis par les
rapporteurs. Se compose alors un étonnant tableau, fait d’enlèvements,
de brutalités, de tirs sur un hôpital, humiliations, sévices,
accumulation monotone de faits où ne varie que le régime du récit :
conditionnel, forme interrogative. Côté « là », dans le Néguev, même
absence de pathos dans la relation des 227 roquettes et 285 obus de
mortiers tirés de Gaza vers Israël pendant les six mois précédents, y
faisant sept blessés. Disproportion, absurdité. Les faits parlent
d’eux-mêmes. Encore faut-il que la poésie les y aide. Frank Smith
démontre la possibilité, et l’urgence de cette tâche.
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