Pétion-Ville en blanc et noir

Sa vie ce fut longtemps l’arbre de rêve bercé par la berceuse de l’enfance
Par la fumée d’un fer à repasser qui tournait ses cheveux
Et des chiendents rampaient autour de la maison
Avec l’étoile aux yeux avec la mare au cœur
La maison cette remise où le jour nous logions
Le charbon dans les fers brûlait et l’enfance et l’histoire de famille
La maison emplissait de fumée toutes les têtes
L’odeur de lessive d’amidon et de cendre
Gonflait par nos cheveux leurs bulles folles
Aux champs des orages s’élevait l’herbe de la pluie
Je me souviens et me souviendrai
Pour le bateau noir de son cœur l’indigo délayé tournait ses lacs
Et des ciels aux yeux d’anges pour ses pensées qui s’envolaient
Comme des oiseaux soûls du jour
Longtemps bien longtemps ce fut sa vie blanchie
Par de blancs linges repassés
Imbibés dans des baignoires de vieux fer-blancs
Je m’en souviens je m’en souviens
C’était la cendre à ses cheveux roux-d’or
Ô mémoire ô cri cratère redites-moi sa vie parmi les fleurs blanchies
Parmi les fers à repasser et le vieux moulin-à-café
Parmi ces tables de lessiveuse et les cuvettes de linges frais
Mais voici qu’il y a quinze ans de cendre de pluie et d’orage
Les gens d’alors quelques-uns ne sont plus
Et me voici encore seul et sans affection
Sur la croix d’ombre de mon cœur
Les yeux cloués au plafond de fumée
A côté de ce fer à repasser qui fume
Ô mémoire remplie de cendre et de charbon ardemment
La table de linges lavés de pleurs et de sueurs
Comme le ciel s’égoutte moins à l’horizon
Sa vie cette tisane de chiendent dans la cruche mouillée
Sa vie plus fragile qu’un petit bateau dans l’eau sale
Ah de beaux enfants jouaient sur la Place-Boyer
Et sa vie tournait dans la chambre sur des jouets peints en bleu
Son ombre blanche renversée comme une lampe de larmes avide
Enfance enfance tes quatre bras se courbent avec une croix pâle
Je te revois en plein soleil souvent avec des bulles de savon
Qui s’échappaient d’entre tes lèvres
Je m’en souviens je m’en souviens
La barque dans l’eau tourne
Avec le levier je tourne au grand soleil levant
Et mes cheveux sont devenus bien noirs

Davertige (Haïti)

Anthologie secrète de Davertige, Mémoire d’encrier, 2004